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6 août 2025Émotions, régulation et apprentissage : des clés pour l’avenir
L’enfance est une période déterminante pour la santé et le bien-être futur de chacun, mais aussi pour notre capacité collective à relever les défis climatiques. Dans son intervention à la COP30, Isabelle Filliozat explique comment les compétences émotionnelles, la régulation du corps et l’apprentissage précoce jouent un rôle clé dans la prévention des maladies et le développement de comportements responsables. Découvrez sa présentation et le texte complet de son intervention ci-dessous.
Discours traduit en français :
Je suis Isabelle Filliozat, psychothérapeute, auteure de plus de 50 livres sur l’intelligence émotionnelle et la parentalité. J’ai été vice-présidente de la commission des 1000 jours en France. Je dirige 2 diplômes universitaires, l’un sur les 1000 jours à Lille, et l’autre sur l’attachement, les compétences émotionnelles et le trauma à Marseille. C’est un grand honneur de participer à cette discussion mondiale sur le climat.
Je veux d’abord adresser un remerciement particulier à l’Université de Médecine Dentaire de Penn pour l’hébergement de cette importante conférence… Je suis particulièrement reconnaissante envers la détermination de Julian Fisher et l’équipe visionnaire d’IIOPE d’avoir intégré le sujet de l’éducation de la petite enfance dans la discussion sur le climat. Et un clin d’œil spécial à la chaîne de personnes grâce à qui je suis ici aujourd’hui : Katerina Tomsova, Mark Moeller et Nathalie Vicarini. Nous existons à travers nos connexions.
Les récentes déclarations des COP ont établi le lien entre climat et santé. La Déclaration sur l’Éducation Climatique de la COP28 a souligné l’importance de l’éducation environnementale. Aujourd’hui, alors que la COP30 se déroule à Belém, je vais relier climat, santé et éducation. Fonte des calottes glaciaires, cancer, échec scolaire, troubles du comportement, diabète, inondations dévastatrices, anxiété, obésité, pauvreté, dépression, maladies cardiovasculaires, tornades, déficit d’attention, hyperactivité, addictions… La crise climatique n’est pas isolée. Nous faisons également face à une crise de santé mentale, de santé physique et de cohésion sociale. Comme si nous étions des pompiers débordés, nous essayons de régler chaque problème, courant d’un feu à l’autre : nous soignons, nous réparons, nous compensons. Mais il n’y aura jamais assez de pompiers si le mode de vie humain continue d’allumer de nouveaux feux chaque jour. Tous ces « symptômes » sont en grande partie des « maladies de civilisation », enracinées dans nos habitudes les plus ordinaires.
Enseigner le réchauffement climatique — ses causes, ses conséquences — est essentiel, mais insuffisant. Savoir ce qui est en jeu ne suffit pas à changer les comportements. Si la crise climatique découle du comportement humain, nous devons nous attaquer aux déterminants de ce comportement.
Je suis ici pour positionner la petite enfance, la sécurité relationnelle et le développement des compétences émotionnelles et exécutives comme l’infrastructure de la transition écologique. Sans fondation solide, l’adulte que l’enfant deviendra pourra connaître les enjeux climatiques, mais manquer des ressources intérieures pour agir en conséquence. À quoi bon dépenser des milliards à essayer de motiver les gens à changer de comportement quand quelque chose en eux résiste.
Nous devons assurer les fondations neurobiologiques et relationnelles qui permettent la régulation émotionnelle, l’empathie, la prévoyance, la responsabilité sociale, le respect de la nature, l’attention et la prise de décision… Nous devons nous concentrer sur le développement humain.
Il n’y a pas si longtemps, les gens croyaient qu’un enfant naissait simplement « bon » ou « mauvais », que ses traits physiques, émotionnels et mentaux étaient fixés par ses gènes. Aujourd’hui, nous savons qu’un bébé ne se développe pas de manière isolée, mais en interaction constante avec le monde qui l’entoure.
L’épigénétique a révélé comment la nutrition, le stress et les toxines peuvent moduler l’expression des gènes, et le concept des Origines Développementales de la Santé et de la Maladie, DOHaD, souligne que ce que nous vivons dans les 1000 premiers jours impacte notre santé à 40, 60, 80 ans.
Cela impacte aussi notre vie émotionnelle et cognitive.
Hyperactivité, hypersensibilité, déficits d’attention, dysrégulation émotionnelle, manque d’empathie… Nombre de ces défis peuvent trouver leurs origines dans cette période de grande vulnérabilité.
Et si nous utilisions cette précieuse fenêtre, lorsque l’architecture du cerveau et les fondations des compétences sensori-motrices se construisent, pour donner à chaque enfant le meilleur départ possible, au lieu d’attendre qu’ils rencontrent des difficultés plus tard dans leur vie ?
Dans le cerveau d’un bébé, un million de connexions neuronales se forment chaque seconde. Les interactions avec les donneurs de soins et les explorations construisent littéralement l’architecture du cerveau. Les gènes fournissent le cadre, mais c’est la rencontre avec l’environnement qui façonne la personne. L’enfant apprend à se sentir en sécurité dans son corps et dans le monde… ou pas.
Chaque mouvement, chaque geste, chaque jeu, chaque habitude quotidienne façonne aussi le corps de l’enfant, construit ses os, renforce ses muscles, son tonus et son équilibre, et intègre ses sens. Quel type de portage et de manipulation nourrit le mieux un bébé ? Quel type de contact, d’objets et d’habitudes peut aider ou entraver le développement d’un tout-petit ?
Un enfant qui passe trop de temps assis peut perdre du tonus dans ses muscles du dos et ses abdominaux. Or nous avons besoin de ces muscles pour contenir les émotions, les exprimer de manière appropriée et maintenir notre corps en place pour pouvoir apprendre à l’école. Ce que les enfants mangent, comment ils bougent, respirent, dorment, explorent, aiment et sont aimés… tout cela façonne ce qu’ils deviennent. Les habitudes moulent la structure physique et les compétences d’un enfant.
La prévention signifie équiper les enfants d’habitudes saines : respiration nasale, mastication, vision à distance, mouvement coordonné… toutes ces compétences essentielles pour être capables de réguler leurs émotions et de se concentrer à l’école.
Une langue correctement positionnée façonne l’arcade dentaire et le palais, assure des voies respiratoires dégagées, une bonne convergence oculaire et soutient une bonne posture. Un simple déséquilibre induit par un frein de langue, trop d’aliments en purée ou l’utilisation excessive d’une tétine peut déclencher des adaptations progressives de la mâchoire, de la gorge, des yeux, induisant une cascade d’effets pouvant mener à des difficultés d’apprentissage.
Nous ne pouvons plus considérer un symptôme séparément d’un autre, ou un organe séparément de sa fonction. Pourtant aujourd’hui, chaque spécialiste a tendance à voir le problème d’un enfant à travers le prisme étroit de son domaine. Comme les aveugles et l’éléphant : l’un touche la trompe et dit : « C’est un serpent ! » Un autre, une patte : « Non, c’est un tronc d’arbre ! » Un autre, l’oreille : « Vous vous trompez — c’est un éventail géant ! » Le pédiatre regarde l’inflammation des amygdales. L’orthodontiste l’occlusion, l’orthophoniste la parole, le gastro-entérologue le microbiome. Le psychologue les émotions… Et chacun traite l’enfant comme s’il était un système fermé qui pourrait être réparé en remplaçant une pièce, avec des antibiotiques, des lunettes, un appareil dentaire ou de la Ritaline.
Nos spécialisations extrêmes ont conduit à des avancées majeures, mais elles ont aussi fragmenté notre perspective. Très peu de psychologues aujourd’hui relient l’anxiété d’un enfant à un possible déséquilibre de la flore intestinale ou à une mauvaise convergence oculaire. Peu pensent à lier les crises fréquentes à des « problèmes de tonus musculaire », « trop de céréales ce matin perturbant la glycémie » ou « manque de jeu libre dans la nature ». Pourtant, comme une rangée de dominos, tout est connecté.
Traiter simplement un symptôme — donner un médicament contre l’asthme — sans voir l’éléphant entier — un dysfonctionnement de la langue et une apnée du sommeil, par exemple — non seulement ne s’attaque pas à la cause profonde mais peut l’aggraver. Comprendre le système et comment il s’adapte constamment à son environnement sera plus efficace.
Le mot-clé dans les systèmes vivants est « adaptation ».Et si les maladies étaient des phénomènes adaptatifs ? C’est ce que suggère le DOHaD, et ce que le Professeur Hans Selye nous a dit en 1951 lorsqu’il a introduit le terme « stress ». Cherchant le fil conducteur dans toutes les maladies, il a décrit le Syndrome Général d’Adaptation, qu’il a plus tard nommé Stress. Sa définition ? Le stress est l’effort du corps pour s’adapter à toute demande.
Si nous comprenons les maladies, les troubles et les comportements comme des adaptations… nous pouvons nous interroger sur ce qui est arrivé à l’enfant.
Pourquoi les enfants sont-ils de plus en plus anxieux et intolérants à la frustration ? Comment expliquer qu’ils ne savent plus construire de cabanes dans les arbres, n’osent plus marcher pieds nus dans l’herbe ?
Et comment les humains en sont-ils venus à nuire si gravement à notre planète au point de perturber le climat et notre propre santé ?
Un éléphant enchaîné se balance pendant des heures, passant d’un pied à l’autre. Un enfant stressé devient hyperactif, anxieux, agressif ou se retire. Dans son corps : cortisol et glycémie élevés. Inflammation accrue.
Ce n’est pas de la pathologie — c’est l’adaptation à un environnement inadapté.
Notre éléphant vit-il libre dans la savane ou en captivité ? Son cornac est-il doux ou brutal ? De la même manière, nous ne pouvons pas comprendre le comportement ou le problème de santé d’un enfant sans considérer son histoire, son exposition aux facteurs de risque et aux facteurs de protection. Le stress qu’il subit…
Le stress lui-même n’est pas pathologique. C’est une réponse adaptative. Mais le stress chronique devient toxique, surtout sans soutien relationnel.
L’« expérience du visage immobile » a montré que lorsque le visage d’une mère devient inexpressif, un bébé montre rapidement des signes de détresse intense. En quelques minutes, la perte de synchronisation, le manque de réponse émotionnelle, crée un stress mesurable chez le bébé. Aucun dommage n’est fait si la mère revient assez rapidement et rétablit la communication.
Une autre étude, sur des adultes : Vous jouez à un jeu de ballon virtuel avec deux avatars. Soudain, ces deux-là commencent à jouer entre eux. Après deux minutes d’exclusion du jeu, vous vous sentez mal à l’aise. Après sept, votre confiance s’effrite… Et en seulement 10 minutes, vos fonctions cognitives déclinent !
La synchronisation, les réponses des autres, le contact émotionnel — ce sont tous des nécessités biologiques. Nous devons réaliser à quel point le silence punitif, la discrimination, le retrait d’amour et l’isolement peuvent impacter la physiologie, le bien-être et la performance. Pour s’épanouir, une jeune enfant a besoin de plus que la sécurité ; elle a besoin de se sentir en sécurité. Elle a besoin de signaux de sécurité relationnelle.
L’amour n’est pas une récompense, c’est un carburant. Et quand avez-vous besoin de plus de carburant ? Quand la vie est difficile, quand vous êtes submergé par les émotions. Nous savons maintenant que nos cerveaux communiquent, que nos physiologies se synchronisent et se co-régulent. La co-régulation est cette danse subtile où l’adulte prête son système nerveux mature au petit pour l’aider à retrouver son équilibre émotionnel.
Les maladies non transmissibles sont multifactorielles, mais un facteur se démarque.
Un facteur si courant, si omniprésent, que nous ne le voyons plus. L’étude sur les Expériences Adverses de l’Enfance l’a révélé : le trauma infantile. Plus le score est élevé, plus le risque de maladie chronique, de trouble mental, d’addiction et de réduction de l’espérance de vie est grand. Les données mondiales montrent que trois personnes sur quatre ont vécu au moins un événement traumatique dans l’enfance. Et une sur huit en a vécu plus de quatre.
Combien d’enfants portent déjà les cicatrices de violences physiques, sexuelles ou psychologiques ?
Comment pouvons-nous frapper, humilier ou terroriser des enfants ? Comment pouvons-nous rester si collectivement aveugles à leur souffrance que nous ne faisons pas de leur protection notre priorité absolue ?
Par le même mécanisme qui nous permet de bombarder une ville, de détruire des vies humaines et des écosystèmes : en nous coupant de l’empathie. Par le même mécanisme qui nous permet d’élever des poulets et des porcs dans des fermes industrielles ou d’acheter de la fast fashion : en engourdissant nos émotions.
Ce mécanisme s’appelle la dissociation.
Et encore une fois, c’est un phénomène adaptatif — malheureusement auto-renforçant, car chaque acte insensible nous coupe un peu plus. C’est ainsi que fonctionne notre cerveau.
Quand quelque chose de terrifiant ou d’accablant nous arrive, quand le stress dépasse notre capacité à y faire face, le cerveau déclenche un mécanisme de survie neurobiologique : il court-circuite, libère des substances anesthésiantes et déconnecte l’émotion. Le souvenir reste piégé : c’est l’amnésie traumatique. La douleur est encapsulée. Des années plus tard, elle peut resurgir. Nous ne la comprenons plus.
En plus des traumas individuels, il y a les échos des traumas collectifs que nous n’avons pas pu guérir. Nous portons tant de traumas non résolus que nous devons maintenir cette dissociation pour éviter d’être submergés par la souffrance. Une personne traumatisée est à risque de maladie, de comportements à risque ou d’évitement — boire, s’exposer à du contenu choquant (pornographie, ultra-violence) ou devenir violente elle-même. Toujours avec le même objectif : anesthésier la douleur.
Les conflits armés, la destruction écologique, la perturbation climatique, les violences domestiques et l’éducation violente ne sont pas séparés — ce sont différentes manifestations de la même dissociation collective. L’engourdissement permet la violence, qui à son tour crée de nouveaux traumas. Toute personne traumatisée ne devient pas violente, mais un agresseur peut créer de nombreuses victimes — et inévitablement, génération après génération, le nombre d’agressions augmente.
C’est peut-être la raison pour laquelle notre société est si brutale, même si les scientifiques ont prouvé que nous sommes une espèce hautement sociale et empathique.
Nous, les humains, ne sommes pas « irresponsables » ou « intrinsèquement violents » — nous sommes dissociés.
C’est pourquoi les appels superficiels au respect de la nature sont insuffisants pour changer les comportements.
Nous devons reprendre le contrôle de nos réponses automatiques. Nous devons développer des politiques tenant compte du trauma, reconnaître et guérir les traumas individuels et collectifs pour retrouver notre sensibilité, notre connexion à la vie, et enfin pouvoir nous comporter de manière responsable.
Et devinez quoi ? Enseigner les compétences psychosociales — comprendre ses propres émotions et celles des autres, construire des relations positives — montre le plus haut niveau de preuves pour réduire l’impact du trauma.
Nous devons intégrer ce puissant facteur de protection dans les programmes éducatifs, en nous rappelant que les fonctions exécutives et la régulation émotionnelle dépendent d’un corps respirant fonctionnel.
La prévention n’est pas simplement « agir tôt ». C’est agir différemment. C’est recréer les conditions naturelles d’une croissance harmonieuse. L’enfant est un système apprenant. La vie s’autorégule, se répare et s’ajuste — si nous le permettons.
Les éléphants sont de véritables ingénieurs des écosystèmes. Dégageant la brousse, créant des corridors de lumière et des points d’eau pour tous les animaux. Régénérant la forêt, favorisant le stockage du carbone… Et regardez-les. Quand un éléphanteau naît, tout le troupeau l’élève. Si un bébé tombe, dix trompes se tendent pour le relever. Les adultes ajustent leur rythme à celui du petit. Quand un éléphanteau est en détresse, les autres s’approchent, l’entourent, le touchent avec leurs trompes et émettent des sons apaisants. Ils le consolent. Ils synchronisent leurs physiologies.
Pour inverser la perturbation climatique, prévenir les guerres et les maladies, nous devons ajuster nos rythmes à ceux de nos enfants, prendre soin d’eux, nourrir leur intelligence émotionnelle dans un corps fonctionnel, et dans toutes nos relations — avec les adultes et les enfants — prioriser la sécurité relationnelle… l’amour.
Oui, l’amour.
Ce mot que nous n’osons pas prononcer, alors qu’il est la force structurante de la vie. Il est temps d’inclure les enfants dans l’équation climatique pour arrêter la boule de neige que nous voyons déjà grossir avant qu’elle ne devienne une avalanche.
Investir dans les 1000 premiers jours est l’investissement le plus rentable que nos sociétés puissent faire — pour la santé, l’éducation, l’économie, la paix sociale et la planète.
Prenons soin de nos enfants, ils prendront soin du monde.
Isabelle Filliozat




